Pour une cartographie utile des récits fictifs et moins fictifs qui ouvrent des réflexions sur les modes de relation au vivant.
En décembre de l’année 2020, la revue Socialter publiait un hors-série intitulé Renouer avec le vivant à l’occasion duquel le philosophe Baptiste Morizot quittait l’habit du pisteur de loups pour celui de rédacteur en chef. Dans son propos introductif, l’auteur des Diplomates évoque la nécessité d’engager une “bataille culturelle pour restituer son importance au vivant.” Il prétend ainsi remettre l’affect humain au cœur de cette bataille, et appelle à faire de l’émerveillement face au vivant un “vecteur de luttes concrètes” contre le modèle extractiviste et néolibéral du capitalisme.
Aussi, notre rapport à la nature serait au cœur d’une bataille des imaginaires qui opposerait le récit dominant du régime capitaliste qui place l’homme en dehors de cette nature et en droit d’exploiter ce qu’il perçoit comme des ressources naturelles, et des imaginaires alternatifs existants ou en émergence qui exhortent à reprendre conscience de nos attachements et notre dépendance à cette nature. Ces imaginaires dits alternatifs (écoféminisme, biorégionalisme, convivialisme, écologie profonde, éco-socialisme, etc.) – et les acteurs qui les portent – pensent la cohabitation avec le vivant non-humain et la préservation de la nature comme deux impératifs à la survie de l’espèce humaine.
Cet appel – ou plutôt ce cri d’alerte – à renouer avec le vivant est symptomatique de la prétention accordée aux récits de toutes sortes (cartographiques, corporels, littéraires, cinématographiques, plastiques, etc.) à transformer ou reconfigurer les sociétés humaines. Dans le cadre du programme Biodiversité Administrative, cette prétention a motivé trois questionnements :
- Si les récits ont une telle influence, en quoi ces récits – notamment alternatifs – peuvent-ils contribuer à imaginer et concevoir d’autres formes de l’action publique pour le vivant ?
- Que nous disent ou nous racontent ces récits sur les relations entre administrations publiques et mondes vivants ?
- Comment traduire et montrer ces récits pour leur donner un maximum de chances d’atteindre la pensée, la parole et les actes de celles et ceux qui administrent et qui gouvernent, des élus aux agents publics ?
À première vue naïfs, ces questionnements nous ont servi de boussoles pour mener une exploration nécessairement partielle des récits qui traitent de biodiversité, d’administration et de biodiversité administrative. Le territoire des imaginaires étant si vaste, nous avons été contraints de ne pas faire de choix. Nous avons arpenté tous les chemins possibles, sans distinction, en glanant sur le terrain du design fiction aussi bien que celui du théâtre ou du cinéma. Aussi cette cartographie est résolument hétéroclite, incomplète et perfectible. Au cœur de ce joyeux brouillard, nous avons tenté de dresser trois phares pour orienter au mieux ces explorations. Ces trois catégories peuplées chacune de sous-catégories proposent une première classification :
Relations des sociétés humaines au vivant
Compétitive, extractiviste, symbiotique, protectrice… Les types de relation que les sociétés humaines entretiennent avec le monde vivant sont d’une variété infinie. Ne dépendant pas exclusivement des ontologies, ces relations s’expriment dans des registres très distincts selon que l’on considère l’entrée éthique, économique, politique, biologique, etc.
Nature et administration étatique
Faut-il une dictature écologiste ? Quelle fiscalité environnementale possible ? Qu’est-ce qu’une monnaie vivante ? Comment représenter les intérêts de la nature dans les instances politiques humaines ? Quels droits pour le vivant ? Quelles institutions de la protection de l’environnement ? etc. Ce deuxième territoire cartographique s’intéresse aux formes de gouvernance de la nature et de la biodiversité.
Territoires, paysages et écosystèmes
Cette troisième cartographie s’intéresse aux différents rapports territoriaux – ou spatiaux – à la biodiversité. Elle explore les manières de raconter les territoires – urbains, ruraux, extra-terrestres, marins et sous-marins, etc. – au prisme de la biodiversité. Cette entrée résolument paysagère permet d’évoquer les formes d’habitabilité des milieux, les mutations paysagères, la pertinence des frontières, les nouvelles circulations des espèces au cœur de ces paysages.
Quels objectifs servent ces déambulations cartographiques ?
En écho aux deux questionnements cités en amont, ce travail sur les imaginaires soutient trois objectifs dans le cadre du programme Biodiversité Administrative.
Faire connaître. Les récits référencés dans les cartographies sont autant de visions sur la pluralité des relations possibles avec le monde vivant. Ces alternatives circulent dans le monde social à travers des romans, des nouvelles, des œuvres plastiques, des représentations ou des performances théâtrales. Cette cartographie donne à voir aux acteurs des politiques publiques ces fragments narratifs.
Faire penser. Ces récits sont également des exercices de pensée. Ce sont des objets à réaction que nous soumettons aux agents, aux élus, aux acteurs associatifs pour construire un cadre de réflexion commun soit dans une pure logique spéculative, soit pour mettre en lumière les angles morts de la pensée de l’action publique. Parfois radicales, les propositions fictives engagent les acteurs à se positionner, préciser leurs points de vue, questionner leurs propres pratiques.
Concevoir. Enfin, ces récits offrent des hypothèses de travail pour imaginer et concevoir des formes de l’action publique pour demain. Les institutions et les modes d’organisation biocentrés du roman Ecotopia, le Ministère pour les générations futures de Kim Stanley Robinson, le Parlement de Loire proposé par le collectif POLAU, le monde sans humain de Dougal Dixon ou encore l’argent animal de Michael Cisco sont autant d’inspirations potentielles pour élaborer les politiques de biodiversité de demain.
Pourquoi ouvrir cette cartographie ?
Ces thématiques sont des propositions cartographiques que nous soumettons à contribution sur une plateforme participative Miro.
Pour naviguer dans la cartographie, rendez-vous au bout de lien :
https://miro.com/app/board/uXjVOBzsN3Y=/?share_link_id=421661464798
Les références citées dans chacune de ces cartographies peuvent être discutées et complétées. Tout comme les sous-catégories qui constituent davantage des pistes de réflexion ou de classification en rien rigides ni définitives. Sans prétendre à l’impossible exhaustivité, ces terrains cartographiques se veulent avant tout des espaces collectifs de réflexion et de discussion. Ce sont des outils à saisir dans le cadre du programme Biodiversité Administrative ou au-delà à titre personnel ou professionnel. À votre guise.
Ainsi, nous invitons chaque lecteur et lectrice à découvrir ces réflexions cartographiques et à potentiellement les compléter de vos propres références, inspirations ou questionnements. Bonne exploration.