Catégories
Non classé

Capter et mesurer la biodiversité : les indicateurs au cœur de l’action publique ?

À l’occasion de cette première série d’articles du carnet d’observation de la Biodiversité Administrative, après la question de la transversalité de l’action publique et celle des appels à projet, abordons un dernier sujet qui nous semble important : les données et indicateurs de biodiversité. 

De nombreux dispositifs de captation, traitement et diffusion de données en matière de biodiversité sont mis en place à différents échelons territoriaux et constituent des outils clés de l’action publique. Un indicateur de l’Observatoire national de la biodiversité fait état d’une augmentation conséquente du volume de ces données de biodiversité disponibles (+25% entre janvier 2020 et janvier 2021). 

Traduisant l’effort de partage et de diffusion publique des données de nature au niveau national, cette augmentation témoigne d’un double mouvement qu’il s’agit de questionner. 

Tout d’abord, la construction de la biodiversité comme un objet de gouvernance territoriale. Pendant très longtemps, la production de données sur la biodiversité était le fait d’associations locales de protection de la nature, mobilisant un large réseau de bénévoles naturalistes, avertis ou novices. Ces associations s’appuyaient ainsi sur l’observation du vivant in situ pour collecter des données qui ont servi à la mise en place de programmes de protection de la nature. La définition des Zones naturelles d’intérêt écologiques faunistiques et floristiques (ZNIEFF) effectuée dans les années 1980 sous le patronage du Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) témoigne de l’importance de ces réseaux associatifs.

L’apparition à la fin des années 2000 du Système d’Information de l’Inventaire du Patrimoine Naturel (SINP), une infrastructure de la connaissance destinée à mesurer l’évolution de la biodiversité, marque un tournant dans la stratégie des données de nature. Cette infrastructure favorise la constitution d’un savoir global sur la biodiversité en intégrant des données produites au niveau local pour les rendre utilisables et opérables à un échelon global. Ce mouvement passe par des processus de quantification, de standardisation, d’extrapolation ou d’abstraction des données qui peuvent se retrouver de plus en plus détachées ou désencastrées du contexte local. 

Envisagées dans les décennies 1970-1980 comme un outil au service de la protection locale de la nature, “la collecte et la gestion des données acquièrent une importance cruciale dans le nouveau contexte de gouvernance globale de la biodiversité, au point d’apparaître désormais comme une fin en soi, détachée des projets locaux” (Fortier et Alphandéry, 2017 – article).

Aujourd’hui, les acteurs s’attachent à produire les conditions pour favoriser des articulations efficientes et pertinentes entre toutes les échelles. Dans cette perspective, la traduction d’indicateurs existants à des échelles globales est un enjeu de plusieurs acteurs tels que la CDC Biodiversité et l’Observatoire National de la Biodiversité. La CDC Biodiversité expérimente la métrique GBS (Global Biodiversity Score) à destination des collectivités territoriales. De son côté, l’OFB pense à adapter au niveau régional et départemental des indicateurs élaborés à l’échelle national.

Dès lors, la stratégie de mise en données illustre la nécessité de mettre en place un ensemble de dispositifs et de services de l’action publique qui permettent des articulations bénéfiques entre l’ensemble des échelons territoriaux.

D’autre part, cette augmentation de données sur la biodiversité traduit un renforcement de la place des données dans les projets multi-partenariaux des acteurs de la biodiversité. Entre spécificités territoriales et nécessité d’harmonisation (ou standardisation), les données de biodiversité s’envisagent comme un commun de l’action publique.

Les politiques publiques contemporaines sont traversées par l’impératif de transparence, de responsabilité et d’efficacité. Dans cette perspective, l’ouverture et le partage des données apparaissent comme une condition essentielle. Le cadre réglementaire sur le dépôt légal des données brutes de biodiversité (DEPOBIO), le schéma national sur les données sur la biodiversité ainsi que l’avis rendu en 2020 par le Conseil national du numérique pour faire des données environnementales (dont les données de biodiversité) des données d’intérêt général renforcent une telle logique et tracent un sillon clair pour les acteurs de la biodiversité : la mise en commun des données de biodiversité. 

Cette mise en commun implique une stratégie d’interopérabilité des données. Rythmé par le SIB (Système d’information sur la biodiversité), les différents acteurs tels que les établissements publics (OFB, l’IGN, l’IFREMER, l’ONF, le MNHN ou les parcs nationaux), les différents réseaux (Conservatoires Botaniques Nationaux, les Conservatoires d’Espaces Naturels, le Conservatoire du Littoral et les Réserves Naturelles de France), les associations et bureaux d’étude, et les plateformes régionales du SINP (Systèmes d’information de l’inventaire du patrimoine naturel) renforcent les partenariats pour mener cette stratégie notamment pour constituer des bases et des formats de données en commun.

Cette mise en données exige de disposer de longues plages temporelles de données et une méthodologie stable. 

Un autre aspect de cette stratégie concerne les indicateurs. C’est le travail mené dans le cadre du réseau national des observatoires régionaux et territoriaux de la biodiversité.  L’Observatoire national de la biodiversité, avec l’appui du CEREMA, travaille à la mise en réseau des différents observatoires régionaux ou locaux, qui restent indépendants avec des bases de données et des thématiques très différentes avec des niveaux de précision spécifiques. L’enjeu consiste davantage à standardiser une démarche d’indicateurs, de construire un cadre conceptuel commun en l’occurrence le DPSIR. Ce cadre commun est clé dans la mesure où le périmètre des données de biodiversité dépasse le seul enjeu de l’abondance, la répartition et la qualité des espèces ou des écosystèmes. Ce cadre intègre les forces motrices et de pression sur la biodiversité (il existe cinq grands types de pression selon l’IPBES), l’impact de ces pressions sur les écosystèmes, l’état des écosystèmes, et enfin les réponses apportées par la société pour réduire ces pressions et ces impacts. 

La dimension multi-factorielle de ces indicateurs nécessite un élargissement de la stratégie de mise en données notamment pour combler les manquements d’indicateurs de pression. Si un certain nombre d’indicateurs d’états manque (notamment sur les groupes taxinomiques), cette catégorie est toutefois mieux dotée que les indicateurs de pression.

Points de repère

L’Observatoire national de biodiversité (ONB) utilise soit des données directement récoltées à l’échelle nationale, soit des données locales ensuite agrégées. Les réseaux locaux de récolte et traitement de données sont structurés de longue date et constituent ainsi des acteurs clés dans l’outillage des politiques publiques territoriales en matière de biodiversité.

Les Système d’Information de l’Inventaire du Patrimoine Naturel (SINP) régionaux abondent régulièrement le SINP national. Les stratégies de données sont ainsi dépendantes de ces données locales

Au regard du potentiel des données de biodiversité, cette harmonisation et cette consolidation vont encore largement progresser dans les prochaines années en intégrant des territoires et des thématiques encore sous-représentés. De fait, ce double mouvement de stratégie de données de biodiversité ouvre un certain nombre de questionnements pour l’action publique. En naturalistes prudents de la Biodiversité Administrative, nous tentons de les exposer ici.

Comment combler les lacunes des données de biodiversité ? Quelles stratégies de récolte et de mise en commun des données ?

“Il n’est pas toujours nécessaire d’aller sur le terrain pour avoir des données.” selon Amélie Le Mieux, cheffe de projet de l’ONB. Afin de produire des indicateurs d’état, de pressions et de réponse, l’ONB mobilise de nombreuses données existantes (données naturalistes – en particulier celles de l’INPN – , issues d’images satellites, du budget de l’Etat, de l’INSEE, de MétéoFrance, etc… ). Pour chaque thématique, il s’agit de dresser des états des lieux des données disponibles, afin de produire ou reprendre des indicateurs. Lorsqu’une thématique n’est pas couverte par des données disponibles, il arrive que l’ONB lance des travaux de collecte, afin d’aboutir à la création d’indicateurs spécifiques.

Au niveau national, la mise en place du SIB et la définition en cours d’un schéma directeur de la surveillance de la biodiversité terrestre ont pour objectif de permettre la mise en commun des données, d’identifier des protocoles d’inventaires à mener au niveau national, de combler des lacunes de données.

Ces lacunes sont également identifiées par Sophie Ménard, responsable de la mission économie de la biodiversité à la CDC Biodiversité. Elle signale qu’il manque encore des dispositifs et des moyens entre des  : entre des inventaires et évaluations aux échelles hyper locales en développant une méthodologie de gains nets de biodiversité avec les entreprises et les collectivités, et une approche bien plus macroscopique en proposant une métrique unique globale produite par le Global Biodiversity Score (GBS).

Comment construire des indicateurs qualitatifs sur les réponses sociales ?

Les indicateurs actuels sur les réponses sociales sont principalement quantitatifs : le nombre de participants à des programmes de sciences participatives (multiplication par 6 en 10 ans ; près de 140 000 participants), un indicateur sur la prise en compte de la biodiversité par les entreprises, un indicateur sur l’effort national financier pour la biodiversité, un indicateur sur le nombre d’étudiants en lien avec la biodiversité, un indicateur sur le nombre d’espaces protégés, etc. Selon l’ONB, ces indicateurs doivent être complétés par des indicateurs qualitatifs qui nécessitent une enquête sociologique et des questionnements stables sur le long terme.

Comment les décideurs publics s’approprient les enjeux de biodiversité grâce aux données et aux indicateurs produits aux échelles nationale et locales ?

Les stratégies et les dispositifs de mise en données de la biodiversité se jouent à différentes échelles territoriales. Le cas des observatoires de biodiversité est à ce titre significatif. L’Office National de la Biodiversité mobilise soit des données directement récoltées à l’échelle nationale soit des données locales qui sont ensuite agrégées pour produire des indicateurs nationaux. Quant aux Observatoires Régionaux de Biodiversité, ils s’appuient sur des réseaux locaux très structurés pour récolter des données locales et construire des indicateurs locaux. C’est dans cet allez-retour permanent entre différents échelons que se fabriquent ces indicateurs d’état, de pression ou de réponses sociales. 

L’enjeu réside alors dans l’appropriation de ces indicateurs par les décideurs de l’action publique. Chaque année, l’ONB publie un bilan pour rendre plus accessibles ces indicateurs et offrir une vision de la dynamique globale de l’état de la biodiversité et des pressions qui s’exercent sur les milieux. Ce travail de traduction complète l’action des acteurs territoriaux (Observatoires régionaux de biodiversité, SINP régionaux, associations, etc.) qui fournissent des données utiles à la prise de décision. 

Néanmoins, la profusion et la technicité de ces outils (le portail nature France recense les 31 systèmes d’information compilés au sein du système d’information sur la biodiversité, et publie l’ensemble des indicateurs produits par l’ONB) peuvent constituer des freins à l’appropriation des données par les décideurs – mais aussi par les acteurs de la société civile dans une perspective de sensibilisation. Dès lors, quelles sont les compétences à développer pour mobiliser ces données dans les prises de décision ? Quels espaces de dialogue et d’arbitrage possibles pour faire de ces données dites d’intérêt général de véritables outils d’une action publique locale ? Comment faire de ces indicateurs des outils d’aide à la décision ? L’ensemble de ces interrogations soulève, une fois encore, la question des moyens humains et financiers pour garantir la traduction et l’appropriation de ces données.

En quoi les logiques d’inter-opérabilité des données peuvent-elles porter l’impératif de transversalité des politiques publiques ?

L’inter-opérabilité, la fiabilité et la complémentarité des jeux de données sont des composantes éminemment stratégiques. D’une part entre les acteurs qui ont développé des méthodes de récolte de données selon un historique et des compétences qui leur sont propres (avec des niveaux d’avancement disparates selon les régions et les institutions). D’autre part, entre les sujets clés de la préservation de la biodiversité, notamment sur le croisement entre données climatiques et données de biodiversité.

L’inter-opérabilité est donc l’occasion aussi de penser la transversalité de l’action publique en matière de biodiversité. Mais selon quelles modalités, à quelles échelles, quelles formes d’intervention transversales, quels lieux etc. ? La question sous-jacente est celle du corollaire d’action de la démarche d’observatoire et des systèmes d’information

Quels angles morts de l’action publique l’absence d’indicateur permet de révéler ?

La mise en données de la biodiversité permet de mettre en visibilité des enjeux de biodiversité. Comme tout indicateur et jeu de données, le risque est l’invisibilité d’autres thématiques ou sujets. À titre d’exemple, la loi de compensation de 1976 était centrée essentiellement sur les espèces (inventaires) mais pas sur les écosystèmes ni les habitats. Aujourd’hui, les écosystèmes et les habitats intègrent la stratégie de données. Mais d’autres zones d’ombre subsistent, à savoir notamment les trames brunes. La connaissance des sols et des sous-sols reste précaire. Si le projet national MUSE qui a pour objectif d’évaluer la multi-fonctionnalité des sols et de la traduire dans les documents d’urbanisme, peu d’outils existent en la matière (d’autant plus que ce projet reste à échelle macroscopique).

“Le sol est peu connu, la cartographie précise et à grande échelle du sol n’existe pas. Aujourd’hui, les cartographies se font au 250 millième ; cela n’est pas adapté pour des projets très localisés. Il faut développer la méthodologie avec des données plus locales et plus précises pour intégrer la multifonctionnalité des sols dans les documents d’urbanisme.”

Samuel DURANTE, Cerema

Cette stratégie de données peut ainsi devenir le fer de lance de programmes d’actions concrètes, elle est même devenue indispensable.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *